Ils mourront aussi noyés dans les
larmes de crocodiles
Il y a eu, il reste
encore, l’océan cannibale et ses îles volcaniques, mirages des
vivants.
Je suis devant ;
debout sur une rive à deviner ceux qui n’arrivent plus. La route
atlantique hérissée de barbelés virtuels s’est faite cul-de-sac
mais les hommes n’ont pas renoncé à partir ; ils ont juste
changé de mer à traverser, modifier l’itinéraire de leur
improbable voyage, échangé un enfer contre un autre.
Malte, Lampedusa, je ne veux pas voir ces photos-là. Pas d’images,
pas de sons. Ni voir ni entendre ; je sais déjà et j’en fais
quoi ? Pas ces cadavres anonymes dans les linceuls blancs
improvisés, pas ces morts emballés dans des housses mortuaires
noires, prêts pour l’autopsie d’un chaos, pas ces rescapés
malvenus grelottant dans les couvertures de survie dont l’or
métallique, cannibalisé par les projecteurs, rappelle que le soleil
ne brille pas pour tout le monde.
A la seule lecture
des articles qui tombent en chute libre, cette lointaine horreur
s’est faite mienne. L’impression qu’au lieu d’alerter, de
dénoncer, de mettre en garde, de réveiller les consciences
assoupies, de documenter le tumulte depuis tant d’années, j’ai
participé du désastre.
Mes enfants de papier qui devaient être d’immortels veilleurs
tourmentés, des appels à mieux vivre, ont rallié le bord de ce
monde ; page après plage, ils regardent à travers le prisme du réel
leurs frères de chair se noyer avec eux sans jamais remonter à la
surface. Décidément, écrire ne suffit pas ! Juste un
nécessaire, rempart sans cesse reconstruit, dressé contre
l’indifférence, l’oubli et le mépris.
A quoi me sert-il de la connaitre intimement, Elle, cette jeune
africaine, grosse de mille horreurs banales et d’un enfant ?
Elle qui pariait sur des jours moins pires à défaut d’être
vraiment meilleurs ? A quoi sert-il que j’ai mis, comme
elle dit, « ses mots dans ma bouche » ? A quoi bon
le jeu de ces comédiens endossant son rôle ainsi que celui de
ses frères suppliciés afin qu’ils renaissent à chaque
représentation, survivent à l’oubli, veilleurs éveillés
gesticulant contre l’assoupissement ? Elle est encore là,
même si elle est une autre ; Elle est la prochaine qu’on
ensevelira dans un linceul de mots compatissants, 4500 signes pour
archiver le désastre ; Elle est celle qui, maintenant, met à mort
au lieu de mettre au monde au fond d’une barque folle dont personne
n’entendra jamais parler ; Elle est l’inconnue, l’inaudible,
l’invisible qui ne manquera pas à un appel jamais fait.
Oui, la question migratoire est cruciale, plus que jamais peut-être
car les boucs émissaires sont de plus en plus lourdement chargés et
la mondialisation de l’ignominie encore plus forte que celle de «
l’indifférence ».
En temps de guerres comme
en temps de paix, qu’entend-t-on de la souffrance muette des «
boucs en partance » devenus boucs en errance puisqu’ils n’arrivent
pas, ou si peu, ou si mal car si mal accueillis – centre de
rétention administrative, fichage, arrachage d’empreintes, déni
de minorité, refus d’asile, files d’attente interminables devant
des préfectures dont le service étranger se spécialise dans le non
accueil – ; qu’entend-t-on de leur désespoir discret quand seule
la mort les rend visibles, un temps très court, dans quelques
brèves ? Parfois en partance dès avant naitre ou à l’aube
de leur existence, leur odyssée n’a en fait ni début ni fin. Les
migrants de tout poil, ces voyageurs de tous sexes avançant en tous
sens sont devenus des fardeaux que l’Occident voudrait cantonner
derrière ses lisières comme on tentait de maintenir les loups et
les ogres au plus profond des noires forêts médiévales. Malheur à
celui qui pointe son nez à l’orée de notre monde faussement
ouvert.
Le bord du précipice est
là, charnière entre un espace terrestre, sables et cailloux
caressés d’épines, et un espace maritime tellement surveillé que
des pêcheurs refusent de prêter secours aux malheureux qui
sombrent : ils risqueraient d’être accusés d'aider des
clandestins et tomberaient ainsi sous le coup de la loi inique et
carnassière ; un espace tellement surveillé qu’on sait que ce no
children’s, no woman’s, no man’s land est devenu le plus grand
cimetière marin. Les sirènes ont changé depuis les temps
homériques, celles qui entonnent leurs lugubres mélopées ont la
peau sombre et des cheveux crépus, tressés-collés sur le crâne,
algues brunes qu’elles s’arrachent par poignées. Leurs reflets
gris nagent pour l’éternité entre deux eaux n’effrayant que les
plongeurs sous-marins car, à la surface, nous ne voyons pas plus les
vivants que les morts.
Un drame un peu plus
visible que les précédents et on annonce une « journée de
pleurs » ; une journée et des larmes contre plus de vingt
mille absents, certainement bien plus. Et combien pour tous ceux à
manquer qui sont déjà en marche ? pour les autres naufrages
annoncés ? combien de larmes taries avant d’avoir jailli ?
Déjà versées pour solde de tout mécompte !
Oui, j’entends parler
de corridors humanitaires, de règles sécuritaires, de Frontex, de
surveillance aux frontières, de présence militaire et j’imagine
les crocodiles qui hantent ces eaux-là en embuscade, vaguement
ensommeillés ou veillant prêts à punir, à surgir, à refermer
le piège de leurs mâchoires sur la chair tendre des songes, à
ramener le rêveur imprudent sur sa rive, mort ou vif.
Oui, on nous dit les
insurrections, les conflits, la faim, le rêve à portée d’antenne
parabolique, mais pourquoi ne parle-t-on pas davantage de l’ordre
inéquitable du monde qui broie les humains et les met sur les routes
du néant seuls ou en hordes déterminées et silencieuses ?
Ces images que je ne veux
pas regarder existent et défilent sur les écrans, tournent en
boucle, même, avant de s'effacer devant celles d'un autre drame qui
ne manquera pas d'arriver. Les sons du sinistre se bousculent à la
radio, marche funèbre pour une humanité moribonde. S'indigner,
pleurer puis oublier ; passer à autre chose. Notre faculté
d'occulter ou de nous accommoder m’est insupportable et je demeure
en rage au milieu de mes frères et sœurs rescapés et inconsolés.
Nous ne pouvons ignorer que s’ils ne sont pas morts une première
fois, ils périront par l’oubli ou noyés dans les larmes des
crocodiles, comme leurs semblables infortunés.
Rivage atlantique,
Octobre 2013
Nathalie M’Dela-Mounier
(Écrivain)
bonjour
RépondreSupprimermerci...
pouvez vous nous dire d'ou vient (et comment vous est parvenu?) ce texte?
merci encore.